Que faire face au blocage breton ?
L’expression de revendications autonomistes en Bretagne est plus difficile que dans aucune autre “région à identité forte” d’Europe, d’une part parce que la Bretagne fait partie de l’un des pays les plus centralisés et unitaristes du monde, qui a su construire avec succès une identité nationale à l’échelle de tout l’État, d’autre part parce que les Bretons sont un peuple très légitimiste et modéré. Pourtant, face à la situation, l’autonomie de la Bretagne devient une urgence et non plus seulement un projet.
Une stratégie en bout de course
La stratégie (souvent inconsciente) jusqu’à présent des militants bretons les plus pragmatiques depuis les années 1950 a été :
– d’une part d’agir dans le domaine culturel, où l’acceptation de la différence est la plus importante (sauf pour ce qui est de la question linguistique, qui est un enjeu éminemment politique en France). Cet investissement culturel a été un réel succès dès les années 1950 et tout particulièrement à partir des années 1970, avec les bagadoù, les cercles celtiques, les festoù noz et leur musicien, etc. La Bretagne a probablement le mouvement culturel régional le plus dynamique d’Europe, la culture traditionnelle la plus vivante d’Europe. La même énergie a été mise dans le domaine linguistique mais sans le même succès, à cause des obstacles idéologiques très forts au plus haut niveau.
– d’autre part d’agir dans le domaine économique : c’est l’objectif tout d’abord du CELIB dans les années 1950 et 1960, puis de Produit en Bretagne depuis les années 1990.
– enfin d’influencer les partis politiques nationaux (français) pour qu’ils intègrent les revendications spécifiques du mouvement breton sur les langues et sur la mise en place d’une institution politique bretonne différenciée. Si tous les partis démocratiques sont concernés depuis la création du CELIB, l’investissement a été particulièrement actif au sein du PS dans les années 1980-1990. Cette stratégie n’a pas été sans succès. Une génération (large) de socialistes s’est ouverte à la question bretonne à partir de la fin des années 1960. Mentionnons ainsi Louis Le Pensec, Jean-Yves Le Drian ou encore, plus récemment, Jean-Jacques Urvoas. Plusieurs avancées sont à l’actif de cette stratégie, tout particulièrement dans les années 1980 avec les lois de décentralisation et une ouverture politique sensible sur la question des langues régionales, et à partir de 2004 à l’échelle bretonne, avec l’arrivée de Jean-Yves Le Drian à la présidence de la Bretagne.
Force est toutefois aujourd’hui de constater que cette stratégie, initiée à l’époque du Celib, est en bout de course et qu’elle est loin d’avoir atteint ses objectifs. Depuis les années 1980, aucune réforme structurelle n’a eu lieu. La Bretagne, qui n’a pas été réunifiée, reste une région de statut commun (contrairement à la Corse), avec même des dotations par habitant parmi les plus faibles de France, sans pouvoir normatif et encore moins d’adaptation des lois, sans exécutif régional distinct de l’assemblée, etc. La situation linguistique est bloquée, le développement des écoles bilingues ou de la présence du breton dans l’espace public est bridé, la charte européenne des langues régionales et minoritaires n’est même toujours pas ratifiée. Quelle que soit la bonne volonté des grands élus bretons sensibles à l’affirmation politique et culturelle de la Bretagne, de Jean-Yves Le Drian à Jean-Jacques Urvoas, de Pierrick Massiot à François de Rugy en passant par Marc le Fur, leur bilan depuis de nombreuses années pour faire évoluer l’État est proche de zéro. Malgré une importance non négligeable dans leurs partis respectifs, une sincérité dont il n’est pas permis de douter, ils n’arrivent pas à faire bouger la situation contrairement, par exemple, à ce qui se passe pour la Corse. Ils n’ont même pas pu avoir ne serait-ce qu’une mesure symbolique, « pour l’honneur », depuis l’élection de François Hollande.
Une responsabilité triple
La responsabilité est triple. Il y a clairement un blocage « parisien », dans les états-majors des partis et dans la haute administration concernant toute évolution différenciée de la Bretagne, du fait d’une doxa jacobine encore largement prégnante. Mais il faut aussi se rendre compte que les partis politiques en Bretagne sont divisés. Il n’y a rien d’étonnant, ni même de choquant, à ce que la réunification de la Bretagne ne se soit pas faite, alors que ni le PS ni l’UMP de Loire-Atlantique, pas plus que le conseil départemental, ne la revendiquent. Si le conseil régional de Bretagne a un discours très offensif et bienvenu sur la mise en place d’une Assemblée de Bretagne, un renforcement des compétences de la Bretagne, une reconnaissance des langues de Bretagne, etc. il faut admettre que les principaux partis hexagonaux en Bretagne, à l’exception jusqu’à un certain point d’EELV, sont divisés sur la question. Ce qui n’incite pas Paris à bouger.
Et les freins ne viennent pas que d’une résurgence jacobine au PS et à l’UMP, mais également du choix métropolitain de toute une partie des élites urbaines des partis, l’exemple le plus flagrant étant celui du PS rennais : Nathalie Appéré n’est pas particulièrement jacobine, défend sans problème la langue bretonne (quoique sans excès de zèle), mais se projette dans l’affirmation métropolitaine de Rennes, voyant donc toute perspective d’un renforcement régional comme une menace. D’où son soutien stratégique à une région grand-ouest, qui serait faible car dénuée de cohésion.
Troisième responsabilité enfin, l’apolitisme et le libéralisme d’une majorité du mouvement breton, qui continue à ignorer le rôle des institutions (des Bonnets rouges à l’Institut de Locarn) ou qui continue à prôner une stratégie donc l’échec est pourtant patent depuis trente ans, comme en témoigne l’affligeante tribune que vient de diffuser le site « Construire la Bretagne ».
Que faire ?
Donc maintenant, que faire ? S’il n’y a pas de sursaut politique en Bretagne, l’histoire est déjà écrite : d’ici dix ans, la Bretagne et les Pays de la Loire seront fusionnés. Cette région artificielle et technocratique sera très fortement dominée par la mégalopole Nantes-Rennes. Les inégalités territoriales iront en se renforçant et la Bretagne occidentale sera marginalisée à tous points de vue (économie, politique, culture). Quand même un ministre puissant et très proche du président de la République (JY Le Drian) et un respecté et brillant président de la commission des lois de l’Assemblée nationale très proche du Premier ministre (JJ Urvoas) ne peuvent strictement rien, à part retarder l’inéluctable, il est temps d’assumer que la solution ne réside pas dans le PS, ni dans un autre parti hexagonal.
Bref, il faut imaginer une nouvelle stratégie qui ne peut que passer par l’affirmation électorale d’une force politique bretonne autonome, c’est-à-dire capable de faire 10 % en moyenne sur la Bretagne et d’avoir des élus sans le soutien de partis hexagonaux. Tant que la question bretonne ne pèsera pas dans les urnes, les états-majors parisiens estimeront ne pas avoir besoin de bouger. Rappelons-nous : c’est quand les nationalistes corses ont commencé à émerger qu’il leur a été proposé un statut particulier en 1982. Et même chose outre-manche : pendant des décennies, la revendication du Home Rule pour l’Écosse ou le Pays de Galles était porté par les Libéraux et les Travaillistes, sans jamais qu’elle n’advienne. Il a fallu l’émergence électorale du SNP et du Plaid Cymru dans les années 1960, et surtout en 1974, pour que les choses bougent enfin, et qu’il leur soit proposé un Parlement/Assemblée. En Bretagne il en va de même : les sondages auront beau les uns après les autres témoigner de l’attachement des Bretons à la réunification, à la langue bretonne, au renforcement de l’institution régionale, tant que ces aspirations fortes n’auront pas de traduction électorale, les partis traditionnels ne bougeront pas.